CHAPITRE SIX

Aphrodite, je veux que tu arrêtes de boire, dis-je tandis que les novices rouges éclataient de rire.

— C’est une vraie dingue, même sans Empreinte et sans alcool, dit Kramisha en rigolant. On s’est tous habitués à elle, cela dit.

— Oui, m’adressai-je à Darius sans me laisser distraire par la jovialité ambiante. C’est une bonne description des novices rouges.

— Et du vampire rouge, précisa fièrement Lucie. Oh, et je peux aussi vous dire que le lever du soleil a eu lieu… (Elle pencha la tête sur le côté, comme si elle écoutait des grillons)… il y a exactement soixante-trois minutes.

— Tous les vampires adultes savent quand le soleil se lève, lui rappela Darius.

Lucie bâilla.

— Oui, mais je parie que ça ne leur donne pas autant sommeil qu’à moi !

— Non, en effet.

— Moi, ça m’épuise. Particulièrement aujourd’hui, sans doute à cause de cette stupide flèche.

Maintenant quelle en parlait, je me rendis compte que j’étais exténuée, d’autant plus que l’effet du sang s’était estompé. Je passai en revue les novices, bleus et rouges, et je remarquai les cernes sous leurs yeux. La fatigue l’emporta sur mes problèmes, soucis et soupçons grandissants à l’égard de nos hôtes.

— Et si nous allions tous dormir un peu ? proposai-je. On est en sécurité ici, et on ne pourra rien faire tant qu’on ne se sera pas reposés.

— Tu as raison, m’appuya Darius, mais je pense que nous devrions poster des gardes à l’entrée des tunnels, au cas où, si tu es d’accord, prêtresse.

— Oui, ce n’est pas bête. Lucie, y a-t-il d’autres entrées que celle de la gare ?

— Zœy, ces souterrains relient plusieurs vieux bâtiments du centre-ville, répondit-elle. Je pensais que tu le savais.

— Mais personne ne descend plus ici, à part vous, n’est-ce pas ?

— Non, pas dans ce secteur-là, car tout le monde pense qu’il est vieux, sale et abandonné.

— Peut-être parce qu’il est vieux, sale et abandonné, railla Aphrodite d’une voix pâteuse.

Ignorant mon interdiction, elle avait entamé une deuxième bouteille de vin.

— C’est pas vrai, protesta Kramisha en fronçant les sourcils. Ils sont pas sales et abandonnés. On est là et on les a décorés. Tu es bien placée pour le savoir, vu qu’avec ta carte de crédit illimité c’est toi qu’as tout payé.

— Tu t’exprimes toujours aussi mal ? demanda Aphrodite en la considérant de ses yeux vitreux.

— Ecoute, tu es humaine, tu viens d’imprimer avec Lucie, et tu es complètement bourrée, alors je me retiens de botter ton joli petit cul, mais si tu continues à me parler comme ça, je vais oublier mes bonnes manières.

— Pourrait-on se concentrer sur les vrais méchants qui veulent notre peau, plutôt que de nous disputer ? soupirai-je, exaspérée. Lucie, la section que vous occupez est-elle reliée au reste du réseau de souterrains ?

— Oui, mais elle est condamnée ; en tout cas, c’est ce que penserait le premier venu.

— Y a-t-il un seul point de passage ? demanda Darius.

— A ma connaissance, oui, répondit Lucie. Et il est bloqué par de grosses portes en métal. Et vous ? Vous en avez trouvé d’autres ?

— Peut-être, répondit Ant.

— Peut-être ?

— Au cours de mes explorations, je suis tombé sur une ouverture, mais elle était trop étroite, même pour moi. Je pensais y retourner et l’élargir avec une pelle ou, encore mieux, avec l’aide de Johnny B., mais je n’en ai pas encore eu l’occasion.

Johnny B. nous montra fièrement ses muscles bandés. Je l’ignorai, mais les Jumelles gloussèrent d’un air appréciateur.

— Alors, en gros, à part l’entrée dans la gare, il y a en au moins une autre, c’est ça ? m’assurai-je.

— C’est ça, confirma Lucie.

— Dans ce cas, je te conseille de poster un garde à chaque entrée, prêtresse, dit Darius.

— Bonne idée !

— Je vais prendre le premier tour sous la gare, proposa le combattant. Erik, tu me relèveras. C’est le point le plus vulnérable ; il doit être surveillé par des vampires adultes.

— Entendu, fît Erik.

— Si vous êtes d’accord, Jack et moi allons nous placer à l’autre entrée, proposa Damien.

— Je suis d’accord, déclara Darius. Shaunee et Erin, pourrez-vous prendre la relève ?

Elles haussèrent les épaules.

— Pas de problème, dit Erin.

— Il serait plus sage que les novices rouges ne montent pas la garde pendant la journée, continua Darius.

— Hé, on est capables de se défendre ! fanfaronna Johnny B. Je t’assure que…

— Ce n’est pas ça, le coupai-je, devinant le raisonnement de Darius. Nous devons vous laisser dormir pour que vous puissiez monter la garde la nuit, quand vous êtes plus forts. Plus forts, j’espère, que les créatures qui nous attaqueront.

Cela dit, même si Darius n’avait pas évoqué le problème du soleil, je ne leur aurais pas confié la protection du groupe. Je ne leur faisais pas suffisamment confiance.

— Oh, oui. Je suis partant pour veiller sur la prêtresse et sa bande, lança Johnny B. en me faisant un clin d’œil insolent.

Je me forçai à rester calme. La dernière chose dont j’avais besoin, c’était un autre mec à la Heath dans ma vie.

Soudain, je me rendis compte qu’Erik m’observait : il m’avait ignorée depuis notre arrivée dans les souterrains, et il choisissait le moment où un autre type me faisait du charme pour me regarder.

Jack leva la main comme un bon petit élève.

— Euh, une question…

— Oui, Jack.

— Où va-t-on dormir ?

— Bonne question, dis-je en me tournant vers Lucie. Alors ?

Johnny B. la devança.

— Je tiens à préciser que je suis disposé à partager mon lit. Il y a plus de place dans mon cœur que dans celui de Kramisha.

— C’est pas ton cœur que tu veux partager, rétorqua cette dernière.

— Ne sois pas aussi dure avec moi, bébé.

Kramisha leva les yeux au ciel.

— T’es vraiment naze !

— Nous avons des sacs de couchage, dit Lucie. Vénus, tu vas montrer à Zœy et aux autres où ils se trouvent. Vous pouvez vous installer dans n’importe quelle chambre, sauf celle de Kramisha, qui ne partage pas son lit, précisa-t-elle en souriant à sa camarade.

— Mais si, je veux bien qu’on dorme chez moi, ça me dérange pas. Pas dans mon lit, c’est tout.

— Vous avez chacun une chambre ? m’étonnai-je.

J’étais soufflée. La première fois que j’étais venue ici, les novices, qui ressemblaient plus à des bêtes sauvages qu’à des hommes, erraient dans une sorte de décharge nauséabonde.

La pièce dans laquelle nous étions entassés était douillette, éclairée par des lanternes et des bougies. Les meubles neufs étaient confortables, et il y avait même de jolis coussins assortis sur le lit. Tout paraissait si normal ! Et si c’était seulement la fatigue qui me faisait voir le mal partout ?

— Ça n’a pas été très difficile, répondit Vénus. Il y a plein de culs-de-sac ; on les a transformés en chambres. La mienne est très bien, ajouta-t-elle en adressant un sourire charmeur à Erik.

Je songeai avec regret qu’il n’aurait pas été correct de demander au Feu de brûler tous ses jolis cheveux, à cette petite maligne. Ce n’était pourtant pas l’envie qui m’en manquait…

— Euh… J’ai une question, fit Jack. Où va-t-on au pot ?

— Au pot ? répéta Aphrodite en s’étranglant de rire. Il a vraiment dit ça ?

Tout le monde l’ignora.

— Il y a ce qu’il faut, dit Lucie en poussant un bâillement géant. Vénus, tu leur montres ?

— Vous avez une salle de bains et des toilettes ? m’étonnai-je.

Vénus me jeta un regard méprisant.

— Des salles de bains. Avec des douches.

— Et de l’eau chaude ? demanda Jack avec enthousiasme.

— Bien sûr, répondit-elle. Nous ne sommes pas des barbares !

— Comment avez-vous fait ? voulus-je savoir.

— Elles se trouvent dans la gare, juste au-dessus de nous, expliqua Lucie. Cette partie est complètement condamnée, c’est donc sans danger.

— C’est strictement privé, précisa Vénus.

Elle commençait à me taper sur les nerfs, et pas seulement parce qu’elle bavait sur Erik.

— Bref, reprit Lucie, il y a deux vestiaires, un pour les garçons et un pour les filles. Ils servaient sans doute aux employés de la gare. Il y a même un gymnase. Dallas s’est occupé des installations.

Elle se laissa tomber sur ses oreillers et fit signe à Dallas de prendre le relais. Il haussa les épaules d’un air nonchalant, mais à son petit sourire on voyait bien qu’il n’était pas peu fier.

— J’ai trouvé l’arrivée d’eau principale dans la gare, et je l’ai ouverte, c’est tout. Les tuyaux étaient en bon état.

— Non, ce n’est pas tout, rectifia Lucie.

Il la regarda avec affection. Décidément, il y avait quelque chose entre eux… Il faudrait que je tire les vers du nez à mon amie.

— J’ai aussi réussi à raccorder l’électricité. Ça a relancé les chaudières et, grâce à la carte d’Aphrodite, on a pu acheter des rallonges hyper longues et le matériel nécessaire pour remettre en marche le vieux système d’éclairage des souterrains.

— Waouh ! fit Jack. C’est cool.

— Impressionnant, acquiesça Damien.

Dallas se contenta de sourire.

— Bon, vous voulez utiliser les salles de bains ou non ? s’impatienta Vénus.

— Oui ! s’exclama Jack. Une bonne douche chaude avant d’aller monter la garde, ce sera parfait.

Tout le monde commença à sortir. Je restai en arrière.

— Hé, Zœy, ça te dirait de partager ma chambre ? demanda Lucie.

— Bien sûr !

Nos regards se posèrent sur Aphrodite, toujours perchée au bout du lit, à moitié affalée sur Darius.

— Aphrodite, va te chercher un sac de couchage, dit Lucie. Tu peux dormir ici, toi aussi.

— Oh non ! Pas question ! Notre Empreinte n’est pas ce genre d’Empreinte. Et puis, tu n’es pas mon genre.

— Aphrodite, ne sois pas bête. Je n’étais pas en train de te faire des avances.

— Je préfère te mettre au courant. Je tiens aussi à te dire que je vais rompre cette maudite Empreinte dès que je saurai comment m’y prendre.

Lucie soupira.

— Ne fais rien qui pourrait nous blesser toutes les deux. J’ai eu ma dose.

J’écoutais cet échange avec un réel intérêt. Ayant moi-même imprimé avec mon petit ami humain,

Heath, je savais ce que c’était d’être lié à un humain par la magie du sang. Je savais aussi que briser une Empreinte était très douloureux.

— Zœy, arrête de me dévisager comme ça ! explosa Aphrodite.

Je sursautai.

— Je ne te dévisage pas, mentis-je.

— C’est ça ! Arrête, c’est tout.

— Il n’y a aucune raison d’avoir honte, ma beauté, dit Darius en la prenant tendrement dans ses bras.

— C’est quand même bizarre, lâcha Lucie.

Darius lui sourit avec gentillesse.

— Il y a plusieurs types d’Empreintes.

— Oui, eh bien, la nôtre n’est pas du type « j’ai bu ton sang, et je suis à toi », lança Aphrodite.

— Bien sûr que non, la rassura Darius en l’embrassant sur le front.

— Ce qui signifie que tu peux dormir ici sans en faire tout un plat, conclut Lucie.

— Sûrement pas ! Je vais avec Darius, déclara Aphrodite d’un air décidé en brandissant sa bouteille à moitié vide.

— Darius doit garder l’entrée des souterrains. Il n’a pas besoin de s’occuper en plus d’une ivrogne.

— Je-vais-avec-Darius, s’entêta-t-elle.

— Elle peut venir avec moi, dit Darius, qui essayait en vain de réprimer un sourire. Je lui prendrai un sac de couchage. Elle ne me dérangera pas, et j’aime l’avoir auprès de moi.

Lucie et moi le dévisageâmes, incrédules, et je jure que ses joues rosirent légèrement.

— Il doit parler d’une autre Aphrodite, dit Lucie. Une qu’on ne connaît pas.

— Viens, Darius, fit Aphrodite. Je sais où sont les sacs de couchage. Ignore-les.

Elle tenta de nous faire les gros yeux, et ne réussit qu’à roter. Elle attrapa la main de Darius et l’entraîna vers la sortie en vacillant, tandis que Lucie et moi éclations de rire.

Avant de passer sous la couverture accrochée à l’entrée de la chambre, Darius se retourna vers Erik, que j’avais presque oublié. Presque.

— Erik, va dormir. Je te réveillerai quand ce sera l’heure que tu me remplaces.

— D’accord. Je serai…

— La chambre de Dallas est de l’autre côté du souterrain, dit Lucie. Je suis sûre qu’il ne verra pas d’inconvénient à ce que tu dormes avec lui.

— OK. Je serai là-bas, donc.

Darius hocha la tête.

— Prêtresse, pourras-tu surveiller les bandages de Lucie ? S’il faut les changer…

— S’il faut les changer, je le ferai, l’interrompis-je.

Je l’avais déjà aidé à extraire une flèche de sa poitrine, j’arriverais bien à changer un pansement sans paniquer.

— Si vous avez besoin de moi, demandez à un novice de…

Aphrodite le tira par le bras hors de la pièce. Puis elle repassa la tête à l’intérieur.

— Bonne nuit. Ne nous dérangez pas !

Sur ce, elle disparut.

— Le pauvre ! Je n’aimerais pas être à sa place, marmonna Erik.

Je ne cherchai pas à cacher ma satisfaction. J’étais contente qu’Erik ne s’intéresse plus à Aphrodite. Il croisa mon regard, et, lentement, me sourit.